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Le dilemme du train


S'il y a bien une chose qui évolue à travers les âges, qui peut être radicalement différente d'un endroit du monde à un autre, et qui a été au cœur des débats philosophiques, c'est bien l'éthique. Comment savoir ce qui est juste ou mauvais ? 

Dans cet article nous allons parler d'un dilemme moral assez connu, qui a été décliné en plusieurs variantes et qui révèle des aspects étonnant sur notre manière d'appréhender les règles morales. Il s'agit du dilemme du tramway. Ce dilemme a été présenté par une philosophe britanno-americaine nommée Philippa Foot en 1967. Ce dilemme a été présenté sous plusieurs variantes au cours du temps, et peut se généraliser comme suit : 

un train se dirige droit vers un groupe de 5 personnes ligotées qui se trouvent sur les rails. Vous avez la possibilité d'activer un levier qui va faire dévier le train vers une seule personne, ce qui aura pour effet de sauver les 5 autres. 







Il se trouve qu'environ 95% de la population occidentale aurait dévié le train pour sauver le groupe de 5 personnes. (Il est à noter que la culture joue un rôle important dans le choix des participants).

Voyons maintenant une variante de ce scénario illustré sur l'image ci-dessous. Vous vous tenez au-dessus d'un pont en compagnie d'une personne corpulente. Un train se dirige à toute vitesse sur un groupe de personnes ligoté sur les rails. Vous avez la possibilité de pousser la personne corpulente sur les rails, ce qui aura pour effet de stopper le train. Le feriez-vous ? 




Il se trouve que dans ce cas la réaction des personnes sondées est très différente par rapport au scénario classique. On pourrait penser que le fait d'enclencher un levier est différent de pousser un individu. Mais en réalité même dans le cas où la personne corpulente est projetée sur les rails par l'intermédiaire d'une trappe ouverte par un levier, les participants ne sacrifieront pas une vie pour en sauver 5. 

Pourtant, dans les deux cas, il s'agit bien de sacrifier une vie pour en sauver cinq. Quelle différence y a- t-il entre les deux cas d'un point de vue moral ? Dans un cas il s'agit de tuer un homme pour en sauver cinq. Dans l'autre cas il s'agit de tuer un homme pour en sauver cinq. Dans un cas il s'agit d'amener un train sur la trajectoire où se trouve un individu, dans l'autre cas il s'agit d'amener un individu sur la trajectoire d'un train. Pourquoi donc une telle différence au niveau du choix des participants ?  Et le fait que la réponse à cette question n'est pas évidente et fait hésiter bon nombre de personnes, est qu'il ne s'agit pas d'une réponse qui provient de la logique, mais de l'instinct. Même si dans le premier cas on pense qu'on utilise la logique pour répondre, la présentation du deuxième cas invalide l'intervention de la logique dans la prise de décision. 

Il y a un livre appelé Moral Minds, écrit par Marc Hauser, professeur à Harvard et spécialiste de l'évolution, de la cognition animale et du comportement des humains et des primates. Dans ce livre il présente une recherche détaillée où il expose ce type de dilemme à des individus, sollicite leur réponse, leur demande des explications sur leurs choix, et ces derniers ne sont pas capables de répondre. Sa théorie est que nous avons une intuition morale qui est similaire à notre module de langue. De même que nous sommes naturellement programmés pour parler et que nous nous conformons au langage du pays dans lequel nous sommes nées, nous avons également une intuition morale qui est innée et qui est ensuite développée par l'interaction avec notre environnement. 

Que dit le judaïsme à ce sujet ? Beaucoup diront que la morale est ce que Dieu dicte. En réalité ce n'est pas tout à fait correct. Nous avons un principe fondamental dans le judaïsme qui est "Derekh eretz kadma laTorah". Cela ne signifie non pas que les lois morales prévalent sur les lois de la Torah, mais que la rectitude, la morale est une condition préalable à l'étude de la Torah. Ce sens de la morale doit être acquis avant de commencer l'éducation spirituelle. Nous avons un sens moral inné qui est fiable et qui doit justement être développé par l'étude de la Torah. Et la Torah comporte des exemples d'hommes qui ont affirmé leur intuition morale de manière extrême. Cela s'est par exemple illustré lorsque Dieu a annoncé à Abraham la destruction de Sodom. Devant cette décision de Dieu de faire périr également les justes qui habitaient cette ville, quelle fut la réponse d'Abraham ? "Celui qui juge toute la terre n'exercera-t-il pas la justice ? (Genèse 18:25)". Nous avons ici un homme qui utilise son propre sens moral pour désapprouver une décision divine. Comme mentionnées plusieurs fois dans ce blog, les histoires de la genèse ne sont pas racontés seulement à des fins historiques, et de nombreux enseignements peuvent être tirés des différents récits. Il est à préciser qu'il s'agit ici d'argumenter une décision divine, et non pas d'aller à l'encontre d'un commandement. C'est pour cela qu'Abraham n'a pas agi ainsi pour l'épisode du sacrifice d'Isaac (ce sujet sera développé dans un prochain article relatif aux sacrifices). 

Les lois de la Torah nous ont donc été donné pour guider et aiguiser notre sens moral. Nous avons par exemple le commandement de visiter une personne malade. Nous ne devons pas visiter la personne malade parce que que c'est un commandement, mais parce que nous avons de la compassion pour elle. Si nous le faisons seulement pour réaliser le commandement, certes nous accomplissons le commandement, mais nous percevons le commandement de manière erronée. Et il en va ainsi de toutes les lois de la Torah, dont celles qui concernent la protection des animaux et qui doivent nous inculquer la compassion pour les animaux.  

Cette modulation de notre circuit neuronal par notre environnement explique pourquoi la morale peut être si différentes d'une époque à une autre, ou d'un endroit du monde à l'autre. Un écrivain britannique du nom de Samuel Butler avait bien illustré ce principe avec son proverbe "en pays cannibale, le cannibalisme est moral". Il n'y a pas de raisonnement logique qui intervient, nous nous conformons à ce qui est établi et trouvons cela juste. Et un exemple en lien direct avec les sujets développés dans ce blog est le traitement des chiens en Chine qui sont soumis à l'élevage industriel et qui sont consommés par la population. Cela horrifie la plupart des Occidentaux qui trouvent en cela une pratique cruelle. Mais qui pourrait prouver que maltraiter et manger un chien est plus cruelle que le cas d'un veau ou d'une poule ? Nous touchons du doigt le problème. Il ne s'agit pas d'une question de raison, le fait est que l'on nous a inculqué cela depuis la naissance, que la société l'accepte et que notre cerveau s'y est conformé. 

Lorsqu'on regarde derrière notre épaule, on ne comprend pas comment les humains du passé ou ont pu trouver juste de rabaisser les femmes, de leur priver de leur droit de vote, de réduire les noirs à l'esclavage, d'exterminer des populations entières, de promouvoir les duels à mort etc. Mais l'humanité réussit souvent à voir au-delà des normes établis et à adopter des règles qui respectent davantage les êtres vivants. Ainsi, peut-être que la clé est de nous demander ce que nous faisons mal aujourd'hui et qui sera condamné par les générations futures.







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